#BoobavsKaaris : classez-nous dans la variét’

Romain Pigenel
5 min readAug 3, 2018

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Les acteurs changent, les schémas perdurent. Il y a onze ans, à l’aube des plateformes de vidéo en ligne, MC Jean Gab’1 s’en prenait violemment à Kerry James et à son crew musical, la Mafia K’1 Fry, à la suite d’une rixe en pleine rue entre les deux troubadours. Assisté d’un curieux acolyte encapuchonné et avec sa célèbre gouaille, l’emmerdeur en chef inaugurait le mariage du rap, de la vidéo et des réseaux sociaux, avec ce qui était peut-être le tout premier clash sur YouTube.

Une décennie plus tard, presque jour pour jour, l’histoire se répète avec Kaaris et Booba. Entretemps, l’affrontement youtubo-instagrammique est devenu une industrie à part entière, à coups de millions de vues et d’interactions, et avec ses légendes, de Morsay le messager d’Internet aux Lopez du 63, du 58 ou d’ailleurs (le YouTube de ses morts !). Ironie du sort, même la fachosphère s’est convertie à cette pratique tout droit issue de la culture caillera — pendant que Booba s’exerce au low kick en duty free, Alain Soral, Papacito et le Raptor Dissident, figures de la nouvelle extrême droite en ligne, s’insultent et se défient en duel par tweets et vidéos interposés.

Là où les échanges de mots doux entre Jean Gab’1 et Kerry James ne passionnaient que les passionnés, et ne sortaient guère du cercle des forums et blogs de rap, l’ampleur du « dutyfree-gate » de mercredi a permis de prendre la mesure du changement d’échelle et d’audience en dix ans. Pendant des heures, le Twitter francophone tout entier — mi-goguenard, mi-fasciné — s’est enflammé au sujet de l’échange de mandales en zone de transit, journalistes, médias et people en premier lieu.

Le fait que ces images surviennent en période estivale, et surtout, ne montrent pas que des menaces éructées face caméra, mais bel et bien une baston en quasi direct, filmée par de multiples smartphones, n’y est évidemment pas pour rien. Mais il y a d’autres explications à l’ampleur du phénomène constaté.

Tout d’abord, la variétisation du rap français. Doc Gyneco a finalement gagné : qu’il s’affiche thug ou récréatif, le rap français est devenu, dans les faits, la nouvelle variété, trustant les charts et la culture populaire. Maître Gims s’affiche chez Patrick Sébastien tandis que Christine & The Queens s’exerce au featuring avec Booba. Orelsan offre des morceaux en exclusivité aux auditeurs de France Inter. NTM en concert revival réunit quadras et familles à Bercy, et MHD est invité à un dîner d’Etat à l’Elysée. Le rap (du moins, la vaste nébuleuse de musiques se réclamant de cette appellation) est partout et dans l’horizon culturel de chacun.

Force est de constater, en outre, que le format même du rap — ses codes, sa métrique, sa pratique de la punchline … — est totalement adapté à l’ère des réseaux sociaux et à la culture qui en découle. En s’important sur Facebook et Twitter, le débat public, du sport à la politique, s’est converti de façon encore plus forte à la petite phrase, au clash et à la provocation. La ressemblance est frappante entre l’actuel « ensauvagement » du web (invasion de trolls, discours haineux …) et les dérives du rap game. En mettant un micro sous la bouche de chacun, les réseaux sociaux ont d’une certaine manière réalisé et industrialisé la promesse originale du hip hop — donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Les rappeurs français se sont d’ailleurs massivement et précocement approprié les plateformes du web social, en avance sur les personnalités d’autres univers, contribuant ainsi à faire de leur musique un produit parfaitement calibré pour ce qui est devenu l’environnement quotidien de la majorité des Français. Le mimétisme entre les us du rap et ceux d’Internet contribue de toute évidence à la popularisation du premier.

Enfin, difficile de ne pas voir dans cette France qui se passionne soudain pour des vidéos de passage à tabac — ou plutôt, à bouteilles d’Allure sport de Chanel — l’attrait, pur et simple, du retour du réel. Dans une startup nation de plus en plus aseptisée et contrôlée, soumise aux interdits de toutes natures (éthique, politique, religieuse, communautaire …), l’irruption de la violence crue, regardée avec gourmandise sur l’écran de son smartphone, réinjecte un peu de chair et de sang dans un quotidien virtuel aussi morne que normé (anagramme signifiant). C’est aussi l’occasion, pour des rappeurs dont l’image soigneusement travaillée de voyou est souvent questionnée et mise en doute, de regagner en street credibility et de réduire l’écart entre la paisibilité de leur vie instagrammée, et la brutalité de leurs paroles.

Les amours des yéyés faisaient vibrer la France des années 60. Les internautes des années 2010 se délectent des échanges de coups entre rois de la trap. Les modes changent, mais la raison d’être du système médiatique construit autour de la variété — faire vivre par procuration le (supposé) quotidien des vedettes — demeure. The show must go on !

Romain Pigenel

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Romain Pigenel

Enseignant en communication politique à Sciences Po, ex-conseiller du président de la République et directeur adjoint du SIG. http://romainpigenel.fr