Campagnes électorales : fakes, faux comptes et anonymat, halte aux fantasmes
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A mesure que les plateformes digitales gagnent en importance, et que les scandales liés aux fake news et aux manipulations d’envergure (depuis l’élection américaine de 2016) se multiplient, un sujet gagne en popularité : celui des « faux comptes » utilisés par les forces politiques sur les messageries et médias sociaux pour faire triompher leurs idées. Sujet vendeur, surfant d’une certaine manière sur le complotisme ambiant, le goût du public pour l’occulte, et les soupçons (parfois bien avérés) d’ingérences de puissances étrangères dans la politique nationale. Mais qu’en est-il réellement ? Les lignes qui suivent tenteront de rétablir un peu de clarté, et de mesure, dans ce débat souvent confus.
Un peu d’histoire
Le militantisme et l’influence en ligne sont (au moins) aussi vieux que le web 2.0. En France, dès le débat sur le Traité Constitutionnel Européen en 2005 et l’élection présidentielle de 2007, activistes et partis se battent — à l’époque sur des forums, sur des blogs, et dans les commentaires des sites des médias — en espérant peser sur l’opinion. Trois tendances se dessinent et perdureront, jusqu’à aujourd’hui, au-delà des changements technologiques et des innovations (réseaux sociaux, messageries, etc.). Premièrement, produire des contenus pour passer des idées — c’est le principe du billet de blog. Deuxièmement, tenter de convaincre un interlocuteur — en débattant avec lui par commentaires interposés. Troisièmement, ce que j’appellerai « donner une couleur au débat » — sans nécessairement partir dans une argumentation ou une discussion détaillées, répéter, le plus souvent et sur le plus de supports possibles, une idée ou une information, en espérant ainsi l’imposer, ou donner le sentiment qu’elle est plus répandue qu’elle ne l’est réellement. On rejoint ici les méthodes d’astroturfing.
Pour mettre en œuvre ces pratiques, il faut des comptes d’utilisateur et des individus. Deux dimensions fondamentales de la politique en ligne actuelle vont s’installer durant cette période fondatrice de la fin des années 2000. D’une part, la généralisation du pseudonymat. Comme je le rappelais ici, ce pseudonymat se justifie d’abord par la volonté de ne pas devoir assumer publiquement son opinion politique, pour des raisons que l’on peut imaginer (fonction professionnelle, entourage …). D’autre part, l’organisation de ces militants (souvent) pseudonymes par les partis, avec de systèmes de listes de diffusion — pour passer les consignes — et de cercles concentriques — pour ne transmettre les informations et demandes les plus sensibles qu’à un petit nombre d’activistes de confiance (charge à eux, ensuite, de diffuser au-delà). Plausible deniability.
Welcome to the jungle
Alors, que trouve-t-on concrètement, aujourd’hui, dans la jungle de la politique sur les plateformes et médias sociaux ?
- Des militants et élus sous leur vrai nom, parfois pastichés par des comptes parodiques plus ou moins bienveillants. Rien à ajouter.
- Des comptes que j’appelle « fictionnels ». Ils ne sont pas le double digital d’un individu ou d’une organisation réelle, mais ils ont néanmoins une identité et une ligne éditoriale propres, et peuvent être très suivis. Traduisons-Les ou Fallait Pas Supprimer en sont de bons exemples. On ne sait pas (forcément) qui est derrière.
- Des comptes pseudonymes appartenant à des militants bien réels, affichant leur préférence politique dans leur biographie — et dans leurs posts — mais se réfugiant derrière un identifiant et une photo de profil qui ne sont pas les leurs. Ils représentent probablement la grande majorité des comptes politiques en ligne.
- Enfin, les « faux comptes » à proprement parler, en cela qu’ils ne représentent pas un individu et ses idées sincères. Je mets dans cette catégorie les comptes multiples animés par un même militant, les comptes de duplication (qui recopient des contenus produits par d’autres), les comptes trompeurs (qui se font passer pour appartenir à un camp, et essaient de le ridiculiser en diffusant des propos stupides ou offensants en son nom — on parle parfois de strawman sockpuppet), et enfin toutes les solutions plus ou moins automatisées, comme les « faux abonnés » vendus par des sociétés spécialisées, ou de possibles réseaux de comptes animés avec de la simili-intelligence artificielle (il y aurait un autre long article à écrire sur les fantasmes entourant l’intelligence artificielle en communication digitale).
Dans ce panorama allant du « plus authentique » au « moins authentique », ce sont, fort logiquement, les dernières catégories qui font le plus couler d’encre et déchaînent les fantasmes. Mais qu’en est-il du plus important, c’est-à-dire de leur efficacité politique et communicationnelle ?
Beaucoup de bruit (pour rien ?)
A-t-on spontanément tendance à croire ce que raconte un parfait inconnu à l’identité trouble ? Probablement pas. De fait, la principale utilité des comptes les plus « fake » réside dans ce qu’on pourrait appeler, par analogie avec le hacking, la force brute : faire masse pour attaquer un adversaire (on tombe ici dans le cyberharcèlement), ou tenter de faire émerger une information ou une idée, en la matraquant sur tous les supports possibles et en jouant avec les algorithmes des réseaux sociaux. Il est ainsi facile de « monter » rapidement un hashtag en « trending topic » sur Twitter, par exemple, voire de déclencher la production d’articles, en réaction, dans les médias en ligne. Mais est-ce aussi simple d’imposer durablement une tendance dans l’opinion ? On en revient ici au point de départ : quelle confiance accorde-t-on à des comptes manifestement douteux ? Le serpent se mord la queue. Pour être réellement « influent » en ligne, rien ne vaut la capacité à créer une ligne éditoriale intéressante, riche, identifiable, adaptée à des cibles et objectifs précis. Cela demande du temps, et de la constance — pas la création de 3530 comptes reprenant en profil des photographies volées sur le web et se bornant à retweeter automatiquement d’autres comptes de militants.
Et puisque l’on parle de constance dans le temps et de visibilité, que vaut un compte, même suivi, sur un réseau social, face à un polémiste invité systématiquement sur les plateaux de télévision ? La « fachosphère » serait-elle aussi forte sur le web français, si elle n’avait pas bénéficié en parallèle de la montée en puissance d’une nouvelle génération d’élus et d’éditorialistes (néo)réactionnaires, matraquant sur les grands médias des idées ensuite reprises et amplifiées en ligne ?
Enfin, ultime question — la plus fondamentale — comment se forge une opinion et a fortiori un choix politique ? Les thuriféraires du tout-digital, tout comme les « experts » qui agitent le spectre d’immenses manipulations en ligne qui suffiraient à faire basculer l’opinion de pays entiers, surestiment d’autant l’impact de la communication et du marketing politiques — digital ou non — qu’ils sous-estiment, voire ignorent, la complexité du processus social, économique et psychologique qui conduit un électeur à mettre un bulletin précis dans l’urne (ou à ne pas voter).
Retour au réel
L’évaluation du ROI concret des opérations de campagne en ligne est une science hasardeuse, si tant elle qu’elle existe réellement. La réalité des stratégies de marketing politique tient encore souvent, en particulier en France, du « spray & pray » et du doigt mouillé, vaguement objectivé par quelques statistiques grossières (« nous avons eu XXX retweets/likes/partages ! »). J’ai vu très peu d’Etats-majors de campagne se poser la question des méthodes à mettre en œuvre pour réellement tenter d’influencer des électeurs, en transposant les acquis (prudents) des sciences sociales ou les méthodes un peu rodées venant du marketing commercial, ou du champ militaire. J’ai vu, en revanche, beaucoup d’acteurs se pousser du col en assumant une image machiavélique, pour mieux gonfler leur importance, l’exemple canonique étant sans doute Cambridge Analytica, qui aurait fait gagner Trump (!).
Pour répondre à nos questions initiales : y a-t-il des « faux » comptes manipulatoires sur les réseaux sociaux ? Assurément, mais avec un impact douteux et en tout cas sans commune mesure avec qu’on peut parfois lire. Est-ce cyniquement un investissement intéressant pour une force politique ? Sans même parler du temps nécessaire pour monter ces opérations (qui tiennent souvent des Pieds Nickelés), du risque d’image, voire juridique, que j’ai discuté ici, je suis convaincu, d’expérience, qu’il est toujours plus utile de construire et de capitaliser sur des présences en ligne riches, identifiables, stables, qui sont à même de produire un effet de confiance, d’adhésion et de conviction. Des méthodes « grises » liées à l’astroturfing peuvent sans aucun doute aider à leur démarrage. Mais elles ne constituent pas une stratégie viable pour le moyen et le long terme.
Plus fondamentalement, quel « taux de transformation », d’un tweet ou d’un post Facebook, à un vote pour un candidat donné ? Une question à un million d’euros que les cellules digitales des équipes de campagne évitent souvent de se poser. Peut-être parce que les batailles en ligne, parfois bien vaines, ont au moins une utilité : donner un os à ronger aux militants …
Romain Pigenel
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