#GiletsJaunes, crise d’Etat et démocratie virtuelle
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Ce qui est saisissant, dans le surgissement des Gilets Jaunes, n’est pas leur nouveauté, mais le dévoilement et la réalisation de ce qui était déjà là, en puissance, depuis longtemps.
Jamais sans doute n’a-t-on vu, en France, une telle réussite d’une mobilisation organisée par la base, hors partis et syndicats, en tirant simplement parti des fonctions basiques de Facebook. Et pourtant. Cela fait en réalité des années que le réseau social est utilisé pour lancer des appels à action, y compris en marge des organisations traditionnelles. Durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, temps de la massification de l’usage politique d’Internet en France, les « No Sarkozy Day » et autres appels à un « pot de départ » du président fleurissaient déjà, avec des scores de likes et de partages tout sauf ridicules au regard du nombre d’utilisateurs, à l’époque, de la jeune plateforme. Mais de la manifestation digitale à la présence sur le terrain, il y a long de la coupe aux lèvres, comme le savent tous ceux qui ont un jour tenté d’utiliser ces outils pour mobiliser pour une cause — même en s’appuyant sur des réseaux de militants formés et aguerris. Le « taux de transformation » du virtuel au réel est notoirement bas — c’est même de ce constat qu’est sorti le concept de slacktivism. D’ordinaire, le web fonctionne au moins autant comme un catalyseur que comme une catharsis qui absorbe et disperse l’énergie militante. Avec les Gilets Jaunes, ce plafond de verre du digital au « monde physique » s’est fissuré. Pour reprendre une expression souvent entendue ces jours-ci, le vase a fini par déborder, sous l’effet de la colère économique et sociale et des décisions du gouvernement.
En dix ans et grâce à la massification de l’Internet haut débit, du smartphone et des pratiques afférentes, les plateformes digitales ont pris une part sans cesse croissante dans nos vies, agissant en outre comme un substitut pour ce qui manquait par ailleurs. Substitut au pouvoir d’achat qui n’augmente pas, avec l’économie en ligne de la débrouille et du bon plan — du Bon Coin aux plateformes de streaming pirates et aux sites façon « Vente Privée », autant d’amortisseurs au décrochage entre société de consommation et revenus des Français, sans lesquels la situation serait sans doute bien pire encore aujourd’hui. Comme un substitut, aussi, au déficit démocratique. Avec les blogs puis les réseaux sociaux, la liberté d’expression et d’information est passée d’un droit formel à une possibilité bien réelle. En vérité, on mesure encore mal, tant elle est à la fois énorme et désormais évidente, l’immense révolution qui a consisté à mettre un micro devant la bouche de chacun, avec des outils — organisation d’événement en un clic, streaming vidéo depuis n’importe quel téléphone … — d’un niveau professionnel et d’une puissance démesurée. C’est progressivement une contre-société ou plutôt une société parallèle, économique et informationnelle, qui s’est constituée, en marge des discours médiatiques convenus, de la langue de bois technocratique et des promesses politiques enterrées. Avec sa face sombre : fake news, théories du complot, et précarisation de la vérité, dont journalistes et « élites » découvrent aujourd’hui avec effroi le taux de pénétration, quand certains Gilets Jaunes viennent les relayer sans filtre sur les plateaux de télévision. Constitution aussi, plus largement, d’un incubateur de politisation à bas bruit. Sans doute la majorité des socionautes n’utilisent-ils pas les plateformes pour parler directement de politique au sens habituel du terme. Mais indignations, histoires édifiantes ou sujets de société circulent et sont discutés sur nombre de profils actifs, contribuant dans les faits, à petit feu, à la conscientisation de centaines de milliers de Français que l’on croyait désintéressés de la politique, parce qu’ils ne votaient plus.
Cette lente et inexorable (r)évolution sociotechnologique a été d’autant plus puissante qu’elle est venue occuper le vide laissé par la crise des fameuses « élites ». « Intellectuels » médiatiques, dirigeants, partis, syndicats, idéologies et organisations traditionnelles, empêtrés dans leurs difficultés à juguler les crises à répétition, à proposer une vision convaincante ou même seulement rassurante pour le monde qui vient, et surtout à tenir compte de la nécessité d’ouverture et de renouvèlement. De l’absurdité de persister à vouloir diriger d’en-haut — à tous les sens du terme — une population politiquement revenue de tout, et désormais habituée à s’organiser, s’exprimer et choisir librement grâce aux outils digitaux. Il y a une certaine ironie à constater que c’est une entreprise privée américaine qui a apporté dans tous les foyers des outils permettant l’expression et la participation de chacun, tandis que la porte d’une « démocratie participative » était claquée au nez des Français, sous les ricanements des classes dirigeantes, à l’issue de la campagne présidentielle de 2007.
Par leur généralisation, Internet et les plateformes digitales ont imposé au forceps des normes et des valeurs orthogonales à la vieille démocratie représentative et au temps institutionnel. On vote toute la journée, en likant ou en notant des services sur Internet, on commande en un clic, on fait en direct le storytelling de sa vie, mais on n’a son mot à dire que tous les 5 ans sur le destin du pays, sans plus voir sa vie changer par de grandes réformes sociales. Le monde politique et notamment les partis traditionnels, à part quelques spécialistes longtemps cornerisés comme « geeks », n’ont pas compris, ou voulu comprendre, ce qui se jouait, oscillant entre volonté de contrôle — dispositif anti-piratage inapplicable, création de réseaux sociaux … de partis — et singerie à contre-temps ; utilisant les canaux digitaux, au mieux, comme un medium d’information descendante, une nouvelle télévision. De façon significative, une des toutes premières réactions digitales du gouvernement à la mobilisation des Gilets Jaunes a été une curieuse vidéo Twitter et Facebook de la secrétaire d’Etat à l’environnement imitant les codes en vigueur — écran vertical, contre-plongée, lumière blafarde, cadrage serré — et révélant surtout la distance séparant le « nouveau monde », dans ses mots et ses rites, de la vie numérique quotidienne.
Si les motivations des #GiletsJaunes sont évidemment, d’abord et avant tout, économiques et sociales, les déterminants socio-technologiques sont essentiels à la compréhension des jours que nous vivons. Ils sont à la fois la manifestation, le remède et l’accélérateur du fossé qui s’est creusé, notamment ces dix dernières années, entre des institutions à bout de souffle et des Français s’organisant pour faire ailleurs, pour faire sans. Version démocratisée et massifiée du masque d’Anonymous, le Gilet Jaune signe l’irruption d’un digital qui n’a jamais été aussi réel, sur une scène politico-médiatique dont il révèle par contraste le caractère profondément virtuel. Il ouvre la possibilité d’une prise de conscience radicale et d’une remise à plat trop longtemps retardée de l’organisation de notre pays. Au risque, sinon, que ce dernier rejoigne le sinistre cortège des démocraties qui ont failli.
Romain Pigenel
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